O. Dumoulin: Le rôle social de l’histoire

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Titel
Le rôle social de l’histoire. De la chaire au prétoire


Autor(en)
Dumoulin, Olivier
Erschienen
Paris 2003: Editions Albin Michel
Anzahl Seiten
343 S.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Bertrand Muller, Institut de recherches interdisciplinaires, Universite de Lausanne

Au cours de ces dernières décennies, les scènes d’intervention de l’historien se sont multipliées. Sans changer apparemment de costume, l’historien joue de nouveaux rôles. L’historien est en effet requis comme témoin ou expert sur des scènes sociales, tribunal, média, commissions, etc., qui ne sont a priori pas celles, traditionnelles, du savoir, de la recherche et de l’enseignement. Or ces déplacements ne sont pas sans effet sur le statut de l’histoire et sa justification comme activité savante mais aussi comme activité sociale. Ainsi d’une scène à l’autre ce sont les finalités d’un savoir qui sont débattues par les historiens hors de leur champ classique d’intervention, par des non-historiens sur le terrain même de la définition de la vérité historique. Belle confusion des rôles qui témoigne aussi de la position ambivalente de l’histoire confrontée à une demande sociale contradictoire mais pressante alors qu’elle a perdu son monopole sur le passé. Sollicité pour son témoignage ou son expertise alors qu’il ne peut être ni vraiment l’un ni l’autre, l’historien ne veut pas renoncer à lui-même ni aux principes qui fondent son métier. Pourtant ce rôle nouveau change l’histoire en même temps que change le rapport de l’historien à la société. Cette transformation est au centre de l’enquête menée par O. Dumoulin qui met en évidence et les interventions des historiens essentiellement du temps présent dans les prétoires (procès Papon, Touvier, etc.) ou encore sous d’autres formes comme l’affaire Aubrac ou dans les commissions d’experts. L’auteur n’oublie d’ailleurs pas de mentionner et d’analyser brièvement le rôle de la Commission indépendante d’experts qu’il connaît surtout par la presse.

L’expertise historienne n’est pas limitée à la justice, elle se déploie également dans d’autres contextes, celui de l’entreprise en particulier. O. Dumoulin consacre plusieurs pages au développement de la «public history» aux Etats-Unis et en France, où elle demeure très marginale et s’inquiète de la subordination de la recherche à des impératifs qui ne sont plus nécessairement ceux de la recherche désintéressée. Soumis à une demande sociale spécifique, l’historien devient tributaire de son objet et d’une écriture prescriptive plutôt que descriptive. Sur fond de crise, l’histoire se voit investie d’une fonction nouvelle visant à particulier au travers de l’exorcisation du passé à élaborer un nouvel avenir, une nouvelle cohérence, de nouvelles performances (culture d’entreprise). Comme le souligne encore O. Dumoulin, «socialement reconnu, le discours de l’historien devient un enjeu socialement pris en charge» et dont dépend sa responsabilité dans une société où l’histoire n’est plus isolable de la mémoire et de la justice.

S’il s’agit d’une nouveauté repérée, quelle en est sa nature? O. Dumoulin prolonge son enquête de manière régressive, et plonge aux débuts de l’invention de la figure moderne de l’historien pour isoler deux moments: celui qui de 1860 à 1920 consacre la fusion de l’érudit et du professeur, puis, à partir de 1920 et jusque vers les années 1970, un second moment marqué par le triomphe du «savant impuissant ». Dans un premier temps, émerge au travers des portraits nécrologiques que dresse Gabriel Monod dans la Revue historique qu’il a créée en 1876, une figure idéale de l’historien républicain, savant, professeur et citoyen. Le vrai savant opère en fait dans la cité de la science et il agit au service d’une communauté en voie de construction. Ce professeur de la nation en temps de paix n’a aucune peine à se prévaloir de son expertise lors de l’affaire Dreyfus, mais il ne résiste pas à la Première Guerre mondiale. La figure ne fait que s’inverser car le service de la patrie, même en temps de guerre, n’est qu’une autre modalité du service de la science: les rôles ici encore se confondent.

«La vérité pour la science», «l’enseignement pour la société», «la nation au service de l’Etat»: ces trois pôles, même s’ils esquissent des configurations différentes, ne posent aucun problème au magistère historien jusque dans la guerre elle-même. Mais ils n’y résistent pas car au lendemain de la guerre, ils s’effondrent au profit d’une «idéologie du désengagement» qui s’impose nettement à la communauté des historiens. L’engagement est réservé aux choix de la sphère personnelle hors des contraintes professionnelles; la politique de l’apolitisme prime en même temps qu’éclate le paradigme positiviste qui avait porté l’historien au coeur de l’identité républicaine.

La rupture est sans doute moins brutale mais de nouvelles figures émergent. Le développement de la recherche dans les sciences implique également un rôle nouveau, le chercheur, qui a des incidences sur la professionnalisation jamais achevée de l’historien: «De l’érudit au chercheur, la distance est considérable» (p. 242).

Dans sa citadelle scientifique, l’historien n’en demeure pas pour autant hors de son temps. L. Febvre s’il disqualifie toute histoire serve est convaincu de l’utilité de la connaissance historique pour la société. La guerre à nouveau ébranle ces nouveaux rôles sociaux des historiens, lesquels, hors des engagements personnels qui comptent peu pour la discipline, tentent de renouer discrètement le fil secret nouant science et politique. L’après-guerre ouvre une nouvelle période de tension entre science et engagement, notamment à gauche. Mais ce chapitre est trop court et trop superficiel et ne met pas assez en évidence les formes de développements des activités de recherche notamment collectives. Ne sont reprises qu’en conclusion quelques-unes des figures, comme celle de l’auteur, qui contestent à la fois la figure de l’expert et celle du savant.

Même rapide, cette analyse n’en demeure pas moins la première à analyser dans la durée les transformations du «statut de l’histoire» et le «rôle de l’historien» dans la société et il est inutile dans un bref compte rendu de rappeler l’importance des questions soulevées par l’auteur. Il en est deux cependant qui ne me paraissent pas avoir trouvé leur place dans l’enquête. Le sous-titre du livre – de la chaire au prétoire – résume magnifiquement l’évolution ambiguë de l’histoire dans nos sociétés démocratiques, mais l’auteur qui semble redouter beaucoup l’asservissement de la discipline aux exigences médiatiques ou économiques ne dit rien de son asservissement aux régimes autoritaires. En retour, et même dans un registre très différent, il insiste assez peu sur les transformations internes à la «profession» ellemême dont il rappelle pourtant judicieusement qu’elle n’est ni une profession libérale, ni une profession régalienne.

Par ailleurs, l’enquête ne sort guère de la «profession» elle-même. Or aujourd’hui, la forte demande d’histoire, phénomène complexe qui doit encore être analysé, paraît peu coïncider avec l’offre des historiens. Résumer ce hiatus en évoquant d’une part, le devoir de mémoire, et de l’autre le droit à l’histoire est une simplification abusive. Mais c’est aussi peut-être rappeler que l’histoire disons académique n’a plus le monopole légitime sur le passé. Aujourd’hui, de l’historien du dimanche à l’expert, du témoin à l’écrivain, du professeur au juge, les conteurs d’histoire sont nombreux à dicter à l’histoire leur loi qui n’est pas toujours ni nécessairement celle des historiens. Vérité d’évidence à laquelle souscrit l’auteur. Il importe cependant aux historiens de maintenir le cap et de préserver leur identité.

Citation:
Bertrand Muller: compte rendu de: Olivier Dumoulin: Le rôle social de l’histoire. De la chaire au prétoire. Paris, Albin Michel, 2003. Première publication dans: Revue Suisse d’Histoire, Vol. 54 Nr. 1, 2004, p. 112-113.

Redaktion
Veröffentlicht am
16.12.2011
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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